Between The Lines #6: Pierre Bancov (FR)

Pour cette sixième édition de Between The Lines, j’ai l’honneur de recevoir un invité spécial : Pierre Bancov, traducteur spécialisé dans la pop culture depuis près de 24 ans et spécialiste de la culture japonaise. À cette occasion, nous revenons sur son parcours et plus particulièrement sur sa traduction du visual novel “Le Sanglot des Cigales”.

Bonjour Pierre ! Peux-tu te présenter en quelques mots ?

Bonjour, je m’appelle Pierre Bancov, j’ai 43 ans (et une fausse dent), je suis célibataire, je chausse du 49 et je suis dans la traduction depuis toujours. Je me suis mis à mon compte en Octobre 2006. Je traîne surtout dans les domaines de la pop culture – jeux vidéo, manga, anime, films.

Tu es principalement connu pour ton travail sur le visual novel “Le Sanglot des Cigales”, ou “Higurashi no Naku Koro ni” dans sa version d’origine. Comment as-tu découvert cette série, et qu’est-ce qui t’a poussé à te lancer dans la traduction ?

Je me suis installé en 2006 à Francfort pour pouvoir travailler avec Nintendo of Europe et ça ne me laissait guère le temps de suivre toute l’actualité de l’animation japonaise et des jeux vidéo. J’ai demandé à un ami un résumé des nouveautés de l’année qui m’a parlé de la première série animée et m’a donné ses exemplaires du jeu, qu’il avait commandé par curiosité. Le texte étant trop dur pour lui, il avait abandonné.

La lecture s’est avérée passionnante (le retournement de la fin du tome 1, les scènes de la forêt du tome 3, etc) et je me suis dit que ce genre de jeux allait forcément finir par sortir en Europe, mais le temps passait et Sœur Anne ne voyait toujours rien venir. J’ai tenté un peu de lobbying en contactant des éditeurs pour voir comment le vent tournait, mais comme personne ne voulait se lancer, je me suis lancé dans l’aventure.

Le générique du premier tome du Sanglot des Cigales

Pourrais-tu décrire ton schéma de travail ? Combien de temps t’a-t-il fallu pour traduire l’intégralité des volumes ?

En temps de traduction pure, j’ai mis environ 3 ans pour traduire les 2,4 millions de caractères de l’histoire (et du programme qui affiche le texte) mais j’ai dû répartir cet effort sur 6 ans pour que la commercialisation puisse se concrétiser.

Étant assez familier avec le milieu indé, je savais où chercher pour obtenir les outils nécessaires à l’extraction du scénario et pour demander quelques modifications au moteur et permettre l’affichage de caractères unicode. J’ai commencé à traduire le premier tome sur mon temps libre, ce qui m’a pris 4 mois, et ensuite j’ai fait presque 7 mois de relectures. Et je vous révèle un scoop : il y a toujours des fautes dans le texte.

J’ai commencé à chercher comment commercialiser le jeu dans les règles de l’art (je voulais avoir un prototype fonctionnel avant de me lancer dans cette étape) et pendant que j’attendais sur les contrats et les autorisations, j’ai enfin eu un moteur de jeu qui rendait une “vraie” version française possible. Je me suis décidé sur un plan de commercialisation non pas tome par tome, mais deux à la fois. Je savais qu’il me faudrait plusieurs mois pour traduire et corriger chaque tome mais comme la série animée était déjà commercialisée en France, je ne voulais pas trop étirer la sauce.

En 2010, j’ai été appelé à Londres pour travailler sur la génération 5 de Pokémon et j’ai pris un peu de retard dans la sortie des tomes. C’est finalement à la fin du mois de mai 2012 que j’ai mis en vente le tome 8 qui clôt le scénario principal, lors d’une convention à Paris (l’Épitanime), en présence de l’auteur (invité d’honneur de la convention, pour l’occasion).

Dans le jeu vidéo, de nombreux traducteurs travaillent depuis l’anglais et ce, peu importe la langue d’origine d’une œuvre, essentiellement pour des raisons budgétaires. Cependant, tu traduis depuis le japonais. Quels sont les défis spécifiques à cette langue, en particulier lorsqu’on traduit vers le français ?

Le japonais n’est pas une langue bâtie sur les mêmes racines ni les mêmes folklores que la nôtre. Toutes les expressions renvoient à des divinités inconnues du public français, à des personnages de légende dont personne ne saurait lire le nom sans s’écorcher la langue, à des références que seuls les férus de la culture nippone verront. Au début, j’ai tenté de laisser les références aux séries télé des années 60-70, aux pubs, à certains hommes politiques et autres, mais certaines ont soit disparu, soit elles ont été plus ou moins expliquées dans des périphrases. On pourrait laisser le shinkansen tel quel dans le texte mais est-ce que “TGV”, quelque part, ça fait pas autant le job, en plus d’être compréhensible immédiatement ?

Au-delà de ces problèmes de références culturelles, c’est surtout le côté très contextuel de la langue japonaise qui m’a causé des soucis. Non seulement la phrase n’a pas besoin de sujet pour fonctionner, mais c’est presque aussi vrai pour le complément d’objet direct. Le japonais ne dit pas explicitement qui fait quoi dans quel dessein, et bien sûr, dans un roman policier, cette caractéristique est mise à contribution pour distiller des indices sans en avoir l’air, ou pour lancer le lecteur sur de fausses pistes. Et là, je parle d’un cas où le texte se suit phrase par phrase et bloc par bloc. Imaginez la même chose avec un fichier, disons Excel, où les phrases apparaissent une à une, personnage par personnage et non pas dans leur ordre d’apparition.

Et de manière très pragmatique, les idéogrammes pouvant être lus de plein de manières différentes, vous n’êtes jamais certains de savoir comment les personnages s’appellent réellement. Il y a l’un ou l’autre personnage secondaire dont les noms avaient plusieurs lectures possibles, et j’ai choisi la mauvaise…

As-tu un(e) protagoniste préféré(e) parmi les habitants d’Hinamizawa ?

L’infirmière de la clinique, Miyo Takano. C’est un personnage secondaire qui, au fil des tomes, se révèle très attachant.

Où peut-on se procurer le jeu et sa traduction française ?

Les huit tomes sont répartis sur deux CD-ROM mais le début de l’histoire est épuisé. En physique, il ne me reste que quelques exemplaires des tomes 5 à 8, disponibles en me contactant en privé ou bien sur Amazon.

Aujourd’hui, pour découvrir l’œuvre en français, vous devrez en passer par une version dématérialisée que vous pourrez acheter par Paypal sur un site en ligne japonais appelé “Cub’s Works”. Tous les détails sont sur le site officiel (très vintage) Hinamizawa.fr et j’y ai placé les liens et les explications.

Le jeu date de 2002 (!) et tourne sous Windows, les vieilles versions de Mac (32 bits), et Linux. Je n’ai pas les connaissances ni les contacts pour reconstruire un moteur de jeu pour les versions Mac 64 bits, désolé. Une version plus moderne était dans les cartons, mais comme l’auteur travaille sur le prochain Silent Hill, il a autre chose à faire que de se replonger dans les contrats, les vérifications, etc. Je ne sais même pas si elle sortira un jour. 

Sinon, vous pouvez vous procurer le jeu en anglais, en plus joli et modernisé, sur Steam*, et bidouiller pour avoir du français derrière. L’auteur aura ses royalties, moi par contre…

À quoi ressemble une journée de travail ordinaire pour toi ?

Pour le meilleur comme pour le pire, je suis à mon compte, et donc souvent, malheureusement, je ne travaille pas. J’en profite pour regarder et lire d’autres choses, surtout du japonais histoire de garder la langue. (Je parle aussi anglais et allemand). Quand j’ai du travail en audiovisuel, disons sur un doublage, je travaille étape par étape. Repérage l’après-midi, petite pause, travail surtout le soir. Je peux y rester jusqu’à pas d’heure mais avec l’âge j’essaie de m’assagir.

Quand je travaille sur un jeu vidéo ça va surtout dépendre des équipes car j’ai une propension à tomber sur de gros projets (Triangle Strategy par exemple).

Pierre a également travaillé sur de nombreux jeux de rôle, dont Triangle Strategy

J’ai un peu gardé les mauvaises habitudes des années de ma jeunesse. Je travaille à des horaires un peu étranges pour me motiver mais c’est ce qui me réussit le mieux.

Y a-t-il une licence ou un jeu sur lequel tu aimerais particulièrement travailler ?

J’aimerais bosser pour Sega. Sur Yakuza 9 ? (J’imagine que les équipes bossent déjà sur le 8) J’aurais bien dit Phantasy Star Online 2 mais le jeu est sorti depuis 11 ans et aucune version française ne verra le jour, il faut être réaliste…

Quel a été le moment le plus mémorable de ta carrière ?

C’est compliqué, parce que mon tout premier travail, ce fut Twilight Princess pour Nintendo of Europe. Pour un fan de jeu vidéo qui a commencé à s’intéresser au japonais avec les RPGs (Ys sur PC Engine) c’était inespéré. Et évidemment, ce fut tout aussi formidable de travailler pour Pokémon. Les gens ont été vraiment super sympas avec moi.

Mais je n’oublie pas toutes les galères liées au statut d’entrepreneur. Que ce soit en Allemagne ou en France, le marché est très difficile à cerner et avec l’âge, je vois surtout les côtés toxiques des relations avec les clients. Mes 24 années de pratique du métier ne sont pas toujours un avantage.

As-tu un conseil à offrir aux aspirants traducteurs / traductrices de jeu vidéo ?

C’est une niche, mais vous avez un joker, vous êtes jeune. La plupart des postes qui s’ouvrent spécifiquement dans cette branche sont pour les traducteurs junior. Il est assez rare de voir (insérez votre studio préféré) chercher un senior, par exemple. Par contre, attention, les exigences sont bien réelles et elles ne sont pas toujours là où on les attend. Il faut faire attention à votre orthographe, au vocabulaire, au glossaire, aux règles du studio, aux limitations techniques, à ne pas froisser les égos, à ne pas en vouloir trop…

Où peut-on te retrouver ?

Je traîne sur Discord sur un serveur dont on ne doit pas dire le nom, et j’ai une très vague présence en ligne sur Twitter / LinkedIn / ProZ. Je suis bien sûr joignable par e-mail : safuran[at]yahoo.com.

*Notez que les captures d’écran du jeu présentées dans cet article sont tirées de la version Steam modifiée.

Retrouvez les autres éditions de Between The Lines :

Cette série est inspirée par “Interviews with Localizers” de Jennifer O’Donnell.

4 thoughts on “Between The Lines #6: Pierre Bancov (FR)”

  1. Super interview.
    Mais illustrée par une version anglaise patchée pour lui appliquer la traduction française sans reverser un sou au traducteur, c’est moins sympa.

    1. Je me permets de reposter ma réponse au même commentaire sur Twitter 🙂

      Merci Soma ! Pour info, Pierre a approuvé tout le contenu de l’article (y compris les illustrations) avant sa publication, et je l’ai payé en intégralité pour sa traduction. Je comprends que le fait d’utiliser cette version pour illustrer puisse prêter à confusion, mais la version originale n’est malheureusement pas très plaisante à l’œil, et le but de cet article est aussi de présenter l’univers de Higurashi à un public plus large, pour qui les premières impressions sont importantes. Bien sûr, le fait que cette traduction ne soit pas disponible sur la version Steam sans “bidouillage” est regrettable, mais on ne peut malheureusement pas y faire grand-chose…

      1. Et je remets ma réponse ici.

        En voyant des images qui ne sont pas tirées de l’œuvre d’origine mais d’une autre modifiée sur laquelle le traducteur ne touche rien, il est facile de s’imaginer qu’elles n’avaient pas été approuvées par l’interviewé. Je suis ravi d’apprendre que c’était bien le cas.
        Et l’article comporte un lien pour acheter le jeu où il faut, c’est bien et suffisamment rare pour être souligné.

  2. Sympa l’interview, dommage un peu trop courte ! Mais merci beaucoup !

    Après bon, j’ai fait la version vanilla et étonnant, comme tous les hipsters, je l’adore !

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